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Préface de la traduction française des Lignes de navigation du sommeil de Wu Ming-yi

Wu Ming-yi, Les Lignes de navigation du sommeil, trad. par Gwennaël Gaffric, Paris : You Feng, 2012.


Préface du traducteur



                      

Entre des points réels, entre des étoiles isolées comme des diamants solitaires, le rêve constellant tire des lignes imaginaires.

Gaston Bachelard, L’Air et les Songes

Les tourbillons oniriques de l’histoire

  À travers les deux grandes trames du roman, qui trace le récit des expériences et les réflexions croisées de Saburō, jeune taïwanais appelé à travailler dans la métropole coloniale japonaise, et du narrateur, probablement né dans les années 1970, Wu Ming-yi appelle à une nouvelle lecture de l’histoire de l’île de Formose, dont il est peut-être utile avant tout de reprendre brièvement ici les grandes lignes.
L’île de Taiwan est un point de confluence au milieu du Pacifique où convergent de nombreux courants de l’histoire du monde. Archipel migratoire depuis des millénaires pour les populations austronésiennes tout d’abord, puis plus tard pour des populations du sud de la Chine actuelle, ses premiers contacts avec les Européens datent du XVIe siècle. Ces quatre derniers siècles, elle a tour à tour été colonie espagnole et hollandaise avant d’être gouvernée par Koxinga, un loyaliste Ming, dont le petit-fils se rendit ensuite aux armées mandchoues des Qing en 1683, la dernière dynastie au pouvoir en Chine. Ce n’est qu’après la défaite face à l'Empire du Japon en 1895 que les Qing cèdent Taiwan au Japon, selon les termes du Traité de Shimonoseki, marquant le début de la période de gouvernement impérial nippon sur Taïwan, qui durera jusqu’en 1945.
  Avec le déclenchement de la guerre sino-japonaise de 1937, le Japon accélère sa politique d'assimilation sociale et culturelle engagée dans les années 1930. Les insulaires taïwanais doivent dorénavant utiliser la « langue nationale » et adopter officiellement un nom japonais, sous peine de mesures répressives. Il leur faut de plus rendre un culte à l’Empereur nippon, et ils sont encouragés à se convertir au shintoïsme, la religion officielle japonaise depuis la fin du XIXe siècle.
  Dès la fin des années 1930, le gouvernement central du Japon à Taiwan lance d’importantes campagnes de recrutement militaire et plus de 200 000 Taïwanais sont incorporés dans l’armée japonaise. Par ailleurs, pour faire face à la pénurie de main d’œuvre, la marine japonaise fait de la propagande dans la plupart des établissements d’enseignement secondaire du pays pour recruter des élèves à qui elle propose de participer à des programmes de travail-études sur la métropole. À partir de 1943, plus de 8400 jeunes garçons taïwanais, âgés entre douze et quatorze ans sont alors enrôlés pour travailler à la fabrication d’avions de combat dans des usines de la marine japonaise. La plupart de ces jeunes ouvriers (shonenko) sont d’abord envoyés à l’usine de Kōza à Yamato, pour y recevoir une formation spécialisée. Ils sont ensuite envoyés dans d’autres usines du pays pour construire des avions de guerre tels que les « coups de tonnerre » (Raiden) et les « clairs de lune » (Gekko) capables de résister aux bombardiers américains. Saburō aurait ainsi été l’un d’entre eux.
  En 1945, le Japon capitule, les nationalistes chinois du Kuomintang prennent le contrôle de Taïwan, conformément à ce qui a été décidé à la conférence du Caire. Les adolescents rentrent pour la plupart chez eux, où la situation a déjà radicalement changé. Le gouvernement en place n’est plus le même, la langue nationale est désormais le chinois mandarin, et le japonais est banni. Chiang Kai-shek et son gouvernement, qui s’est réfugié en totalité sur l’île après la défaite contre les communistes en 1949 sur le continent chinois, contrôle le pays d’une main de fer. En témoigne la loi martiale, décrétée en 1947, et qui n’est enfin levée qu’en 1987, marquant approximativement le début d’une phase de démocratisation sur l’île. Cette démocratisation, souvent doublée de revendications nationalistes, s’accompagne d’une formidable ébauche d’exhumation des cicatrices (coloniales) de l’histoire taïwanaise.

  Si le lecteur non familier de l’histoire de Taiwan pourra peut-être ainsi avoir une brève vision d’ensemble du contexte historique du roman qu’il tient entre les mains, l’histoire évènementielle telle qu’elle a été présentée ici n’est néanmoins qu’une interprétation parmi d’autres du passé. Et c’est insatisfait de la reconstruction du passé par l’histoire officielle que Wu Ming-yi va proposer la sienne à travers ce roman. Comme le notent Ch’en Fang-ming et Chiu Kuei-fen, les deux préfaciers de l’édition originale, l’auteur ouvre un nouveau volet du roman historique à Taïwan, en choisissant de laisser de côté une conception exclusivement binaire du criminel et de la victime, le mode d’écriture dominant des romans historiques écrits dans les deux dernières décennies du XXe siècle à Taïwan.
  La tentative de Wu Ming-yi, comme chez de nombreux auteurs de son temps, reste sans nul doute de faire sauter le verrou entre histoire et fiction. Ce qui compte alors dans le roman, ce ne sont pas tant les événements historiques, qui ne dessinent en vérité que le décor vague et fragmenté du récit, mais les processus de reconfiguration de la mémoire : les fluctuations entre les rêves, les souvenirs et les oublis. Il ne faut peut-être d’ailleurs pas simplement lire le roman comme un simple récit historique ou mémoriel, mais comme un récit sur l’histoire et sur la mémoire.
  Le désir de Wu Ming-yi se situe dans l’ouverture d’une réflexion plus ouverte et plus apaisée autour des stigmates communs laissés par les catastrophes de la guerre sur les destinées humaines et non-humaines. Plutôt qu’une frise aux temporalités et aux spatialités bien nettes, celui-ci semble plutôt concevoir l’histoire à travers des trajectoires, des lignes dures, souples, de fuite, c’est-à-dire comme un mouvement à plusieurs niveaux, tous liés entre eux, un peu comme le système des câbles dans la bibliothèque babélienne du cœur de la boddhisattva Pusa Guanyin ou de la structure en rhizomes des bambous, dont parle l’auteur. Le caractère parfois quasi-encyclopédique du texte, rappelle aussi l’interrelation de différents plans : écologie, anthropologie, historiographie, et religion révèlent l’intrication de l’espace, du temps et du vivant dans l’histoire. Par ailleurs, l’écriture des expériences des personnages humains (le narrateur, Saburō, Hiraoka, le docteur Shiratori, le lieutenant Hap...), et non-humains (la tortue baptisée La Pierre par Saburō, Pusa Guanyin, la boddhisattva...) dans le roman semble souligner la nécessité d’appréhender les blessures de l’histoire à travers une multitude de facettes, comme celles des yeux de Z, l’énigmatique personnage qui peuple les rêves du narrateur.
  Et c’est justement par ses rêves, mais aussi par ses lectures et ses voyages que le narrateur va tenter de reconstruire ce que son père n’a pas su – ou pas voulu – exprimer. De son père, il ne reste pas grand-chose à ce jeune homme vivant au XXIe siècle : quelques images-souvenirs incertaines, uniques traces de l’aphasie paternelle. Ces réminiscences, empreintes du passé dans le présent, dévoilent que quels que soient le morcèlement et la succession des aventures des personnages, ce qui importe c’est la manière dont la mémoire comble l’absence. Car tout l’enjeu du roman se situe précisément dans le traitement de l’absence : l’absence d’un sommeil régulier, l’absence de rêves, l’absence d’une narration historique satisfaisante, l’absence du père, de son adolescence, de sa parole, de son histoire, l’absence enfin de l’expérience de la guerre pour un jeune homme né dans la deuxième partie du XXe siècle. Mais si la guerre ne semble d’apparence qu’un lointain vestige pour le narrateur, elle reste néanmoins continuellement latente dans sa mémoire, notamment par l’importance qu’elle prend dans l’histoire familiale. Le poids considérable de l’histoire insulaire pèse sur les épaules de tous les romanciers de Taïwan, qui supportent le passé de l’île un peu comme La Pierre supporte le lit des parents de Saburō.
  Wu Ming-yi se distingue néanmoins de certains de ses contemporains en cela qu’il ne conçoit d’écriture de l’histoire qui ne passerait par une descente dans le maelström des structures oniriques : une tâche d’autant plus délicate que comme le dit bien Jorge Luis Borges dans « Les ruines circulaires » : « l’entreprise de modeler la matière incohérente et vertigineuse dont se composent les rêves est la plus ardue à laquelle puisse s’attaquer un homme : bien plus ardue que de tisser une corde de sable ou de monnayer le vent sans face. » Tandis que dans le roman, la tortue tente de déchiffrer les énigmes des songes de la mère, l’écrivain, lui, entreprend de démêler les nœuds de l’histoire face aux tragédies de la guerre, celle de Taïwan, du Japon, mais aussi celles de l’humanité toute entière.

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