Texte réalisé
à l'occasion de la parution de la nouvelle de science-fiction "Smog",
de l'écrivain chinois Chen Qiufan dans le numéro 2 de la revue de littérature
Jentayu. Le texte ci-dessous est à retrouver sur le site de la revue Jentayu.
Smog :
science-fiction et hyper-réalité
NÉ EN 1981, CHEN
QIUFAN (陈秋帆) est une figure importante de la nouvelle vague
de la science-fiction chinoise. Dans ses œuvres, il s’intéresse
particulièrement aux problèmes écologiques de notre temps, son seul long roman
écrit à ce jour, La Marée des déchets (荒潮, 2012),
porte par exemple sur les titanesques décharges chinoises de déchets
électroniques.
Bien que n’étant
pas située dans un avenir très lointain, l’intrigue de « Smog » fait également
écho à cette entreprise d’explorer à travers la science-fiction les défis
environnementaux auxquels font ou s’apprêtent à faire face tant la Chine que le
monde.
En 2010,
lorsqu’il écrit « Smog », Chen Qiufan s’empare d’un problème existant en Chine
depuis plusieurs décennies et la vague d’industrialisation qui a submergé le
pays dans la deuxième moitié du XXe siècle, mais qui n’est encore que peu
médiatisé. En effet, c’est surtout à partir de l’hiver 2012-2013, alors que des
phénomènes intenses de smog touchent gravement de nombreux centres urbains, que
le smog1 s’impose comme un sujet de société incontournable en
Chine et marque la vulgarisation à l’échelle nationale des masques
antiparticules, des filtres à air, ou encore des applications téléphoniques
permettant de mesurer la qualité de l’air2…
Le phénomène a
plus récemment fait l’objet en Chine de plusieurs documentaires dont la portée
a aussi traversé les frontières. Parmi eux, Smog Journeys (人在霾途),
documentaire court du célèbre cinéaste chinois Jia Zhangke, réalisé sur
commande de l’organisation environnementaliste Greenpeace et surtout Sous
le dôme (穹顶之下), documentaire visionné sur Internet plusieurs
dizaines de millions de fois rien qu’en Chine. Sous le dôme, dont le titre est
inspiré d’un roman de science-fiction de Stephen King (ou bien de son
adaptation en série télévisée), a été réalisé par Chai Jing (柴静), une
présentatrice vedette de la chaîne de télévision d’État CCTV, dont la vie a
basculé en 2013 lorsqu’elle a appris que sa fille est atteinte d’une tumeur
bénigne au poumon, attribuée à la pollution. Bâti à la manière d’Une vérité qui
dérange d’Al Gore, Chai Jing fait s’entremêler données statistiques et
scientifiques, anecdotes personnelles, témoignages et reportages dans plusieurs
villes chinoises où sévit le smog. Après quelques jours, la vidéo a fini par
être retirée des sites chinois, bien que celle-ci reste relativement facilement
accessible en Chine pour qui sait un peu contourner la censure3.
Cependant, il
faut noter que les débats publics autour de la pollution atmosphérique
bénéficient en Chine d’une relative tolérance par rapport à d’autres sujets et
la lutte contre le smog est souvent présentée dans les discours officiels comme
un combat primordial. Pour autant, comme cela se devine dans la nouvelle de
Chen Qiufan, les tentatives indépendantes d’études et de recherche sur le phénomène
du smog et ses facteurs sont régulièrement condamnées. La réaction du
gouvernement dans la nouvelle de Chen qui réduit au silence l’association
citoyenne, tout en lançant dans le même temps une campagne anti-pollution
atmosphérique appuyée par des slogans grandiloquents tels que « rendons le ciel
bleu aux citoyens »4 apparaît comme tristement crédible.
À l’instar des
recherches menées par l’Association Smog dans la nouvelle, les retombées du
smog ne se limitent d’ailleurs pas à son impact sur la santé humaine ou sur
l’environnement, mais étiole aussi les paysages (comme ces pagodes, ces routes
et ces gratte-ciels qui baignent dans un amas de nuages cendreux), les
souvenirs (comme ces fragments de passé aux sonorités pastorales qui parcourent
la nouvelle de Chen), les imaginaires (comme cette petite fille au visage
innocent qui dit n’avoir jamais vu de ciel étoilé dans Sous le dôme), ou les
relations sociales (comme ces hommes aux visages cachés par leurs masques
antiparticules au groin de porc qui ne se saluent pas et ne se voient plus rire
sourire).
La littérature
peut-elle quelque chose contre cette violence lente et insidieuse ? De même que
tant d’autres romans de science-fiction avant lui, le récit de Chen Qiufan n’a
sans doute pas non plus vocation à sauver le monde et ne saurait à lui seul
endiguer un phénomène aussi complexe que le smog. Mais comme le suggèrent les
derniers paragraphes de la nouvelle, l’écrivain – danseur risible et jongleur
malhabile – peut au moins nous offrir cet instrument de visée qui permet de
regarder au-dessus du brouillard rampant de notre avenir grisâtre et de
dissiper le temps d’un instant les exhalaisons toxiques de notre hyper-réalité.
1. Le terme smog
est un néologisme formé à partir des termes anglais « smoke » (fumée) et « fog
» (brouillard). Ce mot-valise fut inventé au début du XXe siècle pour décrire
l’amalgame de brouillard et de fumée dans lequel se retrouvaient alors
périodiquement noyés Londres et d’autres grandes villes industrielles d’Europe.
2. À ce propos,
on peut lire l’entrée « Airpocalypse » du Dictionnaire Impertinent de la Chine
rédigé par Renaud de Spens et publié chez Books en 2014.
3. Autour de ce
documentaire, lire par exemple l’article de Pierre Haski : « « Sous le dôme »,
le documentaire sur la pollution qui captive le Web chinois » (Rue 89, 01 mars
2015) :
http://rue89.nouvelobs.com/2015/03/01/chinas-haze-documentaire-pollution-captive-web-chinois-257989
4. Cette phrase
tirée de la nouvelle de Chen Qiufan s’est ironiquement retrouvée trois ans plus
tard… dans la bouche du vice-ministre chinois du Ministère de la Protection
environnementale.
Smog :
science-fiction et hyper-réalité
NÉ EN 1981, CHEN
QIUFAN (陈秋帆) est une figure importante de la nouvelle vague
de la science-fiction chinoise. Dans ses œuvres, il s’intéresse
particulièrement aux problèmes écologiques de notre temps, son seul long roman
écrit à ce jour, La Marée des déchets (荒潮, 2012),
porte par exemple sur les titanesques décharges chinoises de déchets
électroniques.
Bien que n’étant
pas située dans un avenir très lointain, l’intrigue de « Smog » fait également
écho à cette entreprise d’explorer à travers la science-fiction les défis
environnementaux auxquels font ou s’apprêtent à faire face tant la Chine que le
monde.
En 2010,
lorsqu’il écrit « Smog », Chen Qiufan s’empare d’un problème existant en Chine
depuis plusieurs décennies et la vague d’industrialisation qui a submergé le
pays dans la deuxième moitié du XXe siècle, mais qui n’est encore que peu
médiatisé. En effet, c’est surtout à partir de l’hiver 2012-2013, alors que des
phénomènes intenses de smog touchent gravement de nombreux centres urbains, que
le smog1 s’impose comme un sujet de société incontournable en
Chine et marque la vulgarisation à l’échelle nationale des masques
antiparticules, des filtres à air, ou encore des applications téléphoniques
permettant de mesurer la qualité de l’air2…
Le phénomène a
plus récemment fait l’objet en Chine de plusieurs documentaires dont la portée
a aussi traversé les frontières. Parmi eux, Smog Journeys (人在霾途),
documentaire court du célèbre cinéaste chinois Jia Zhangke, réalisé sur
commande de l’organisation environnementaliste Greenpeace et surtout Sous
le dôme (穹顶之下), documentaire visionné sur Internet plusieurs
dizaines de millions de fois rien qu’en Chine. Sous le dôme, dont le titre est
inspiré d’un roman de science-fiction de Stephen King (ou bien de son
adaptation en série télévisée), a été réalisé par Chai Jing (柴静), une
présentatrice vedette de la chaîne de télévision d’État CCTV, dont la vie a
basculé en 2013 lorsqu’elle a appris que sa fille est atteinte d’une tumeur
bénigne au poumon, attribuée à la pollution. Bâti à la manière d’Une vérité qui
dérange d’Al Gore, Chai Jing fait s’entremêler données statistiques et
scientifiques, anecdotes personnelles, témoignages et reportages dans plusieurs
villes chinoises où sévit le smog. Après quelques jours, la vidéo a fini par
être retirée des sites chinois, bien que celle-ci reste relativement facilement
accessible en Chine pour qui sait un peu contourner la censure3.
Cependant, il
faut noter que les débats publics autour de la pollution atmosphérique
bénéficient en Chine d’une relative tolérance par rapport à d’autres sujets et
la lutte contre le smog est souvent présentée dans les discours officiels comme
un combat primordial. Pour autant, comme cela se devine dans la nouvelle de
Chen Qiufan, les tentatives indépendantes d’études et de recherche sur le phénomène
du smog et ses facteurs sont régulièrement condamnées. La réaction du
gouvernement dans la nouvelle de Chen qui réduit au silence l’association
citoyenne, tout en lançant dans le même temps une campagne anti-pollution
atmosphérique appuyée par des slogans grandiloquents tels que « rendons le ciel
bleu aux citoyens »4 apparaît comme tristement crédible.
À l’instar des
recherches menées par l’Association Smog dans la nouvelle, les retombées du
smog ne se limitent d’ailleurs pas à son impact sur la santé humaine ou sur
l’environnement, mais étiole aussi les paysages (comme ces pagodes, ces routes
et ces gratte-ciels qui baignent dans un amas de nuages cendreux), les
souvenirs (comme ces fragments de passé aux sonorités pastorales qui parcourent
la nouvelle de Chen), les imaginaires (comme cette petite fille au visage
innocent qui dit n’avoir jamais vu de ciel étoilé dans Sous le dôme), ou les
relations sociales (comme ces hommes aux visages cachés par leurs masques
antiparticules au groin de porc qui ne se saluent pas et ne se voient plus rire
sourire).
La littérature
peut-elle quelque chose contre cette violence lente et insidieuse ? De même que
tant d’autres romans de science-fiction avant lui, le récit de Chen Qiufan n’a
sans doute pas non plus vocation à sauver le monde et ne saurait à lui seul
endiguer un phénomène aussi complexe que le smog. Mais comme le suggèrent les
derniers paragraphes de la nouvelle, l’écrivain – danseur risible et jongleur
malhabile – peut au moins nous offrir cet instrument de visée qui permet de
regarder au-dessus du brouillard rampant de notre avenir grisâtre et de
dissiper le temps d’un instant les exhalaisons toxiques de notre hyper-réalité.
1. Le terme smog
est un néologisme formé à partir des termes anglais « smoke » (fumée) et « fog
» (brouillard). Ce mot-valise fut inventé au début du XXe siècle pour décrire
l’amalgame de brouillard et de fumée dans lequel se retrouvaient alors
périodiquement noyés Londres et d’autres grandes villes industrielles d’Europe.
2. À ce propos,
on peut lire l’entrée « Airpocalypse » du Dictionnaire Impertinent de la Chine
rédigé par Renaud de Spens et publié chez Books en 2014.
3. Autour de ce
documentaire, lire par exemple l’article de Pierre Haski : « « Sous le dôme »,
le documentaire sur la pollution qui captive le Web chinois » (Rue 89, 01 mars
2015) :
http://rue89.nouvelobs.com/2015/03/01/chinas-haze-documentaire-pollution-captive-web-chinois-257989
4. Cette phrase
tirée de la nouvelle de Chen Qiufan s’est ironiquement retrouvée trois ans plus
tard… dans la bouche du vice-ministre chinois du Ministère de la Protection
environnementale.
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